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Les sondages produisent-ils l’opinion ?

12 DÉCEMBRE 2025

Comment et dans quelles conditions sont fabriquées les multiples enquêtes d’opinion qui saturent régulièrement les médias, et qui prétendent exposer ce que pensent les citoyen.ne.s ? Pour la première fois un sociologue s’est intéressé à la question, non pas de l’extérieur, mais lors d’une mission « d’infiltration ». Interview avec Hugo Touzet, auteur de « Produire l’opinion » (éditions de l’EHESS).

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Hugo Touzet, auteur de Produire l’opinion, une enquête sur le travail des sondeurs

L’Onde Porteuse – Vous rappelez dans votre livre que les instituts de sondage sont avant tout des entreprises privées… 

Hugo Touzet – Effectivement, il ne faudrait pas se tromper sur le terme «institut» : les entreprises dont on parle ont des objectifs de rentabilité, sur lesquels le poids du client va être très important. Quand on veut faire un sondage de grande qualité, avec une analyse précise des sous-ensembles de la population, il faut de gros échantillons, et donc des budgets importants. Mais l’objectif du client, qui peut avoir des contraintes de budget, n’est pas toujours celui-là ! Il y a donc une tension permanente. Ce que j’ai essayé de montrer dans ce livre, c’est qu’il y a des cas dans lesquels les sondeurs parviennent à gérer positivement cette tension, à arbitrer en faveur du meilleur sondage, mais ce n’est pas toujours possible, notamment quand le volet marchand prend le dessus.

Un récent sondage de l’IFOP sur l’islam en France a suscité des critiques, en raison de biais dans l’enquête. Est-ce que le point de vue de Pierre Bourdieu, qui expliquait que les sondages servent à imposer le point de vue des dominants dans l’espace public, est toujours d’actualité ? 

L’univers a quand même beaucoup changé depuis Bourdieu : les instituts de sondage sont plus nombreux, et grâce à Internet, ça coûte beaucoup moins cher de produire des enquêtes. Il est désormais possible, pour une association ou un petit média, de commander un sondage. Mais Bourdieu reste quand même pertinent, dans le sens où tout le monde n’a pas les mêmes moyens pour faire parler de son sondage, pour lui donner de la visibilité et de l’importance dans le débat public ! Le sondage dont vous parlez est un très bon exemple. Il s’agissait d’éclairer le rapport des musulmans «à l’islam et à l’islamisme», ce qui fait déjà intervenir une première confusion, déjà très discutable sur le message que ça envoie. On en a beaucoup entendu parler sur les médias du groupe Bolloré bien sûr, mais aussi sur France Inter. Sachant qu’il y a quelques semaines, le même institut de sondage avait fait une autre enquête sur la population musulmane pour le compte de la Grande Mosquée de Paris cette fois… Et bien les résultats étaient beaucoup moins «spectaculaires», et donc ils ont beaucoup moins intéressé les médias grand public et les chaînes d’information en continu. Résultat : on n’a pas du tout entendu parler de ce sondage !

Vous montrez également les liens, de plus en plus étroits, entre médias et instituts de sondage. Quel est le problème ? 

Du côté des instituts de sondage, on a besoin des médias pour avoir plus de visibilité. Quand des marques comme «Ifop», «Ipsos» ou «Odoxa» passent dans les médias, ça leur permet de se faire connaître de futurs clients. Et du côté des médias, les sondages répondent aussi à un besoin, notamment de certaines chaînes d’information en continu qui font ce qu’on appelle du journalisme «low cost». Un sondage, pour le dire simplement, ça coûte beaucoup moins cher que d’envoyer des reporters sur le terrain ou de faire de l’investigation. Donc avec un sondage, vous pouvez meubler l’actualité médiatique autour d’un sujet qui ne vous aura pas coûté très cher, et qui vous donne éventuellement la possibilité de faire du buzz ! Par ailleurs, et les nombreux sociologues qui ont travaillé sur les médias, l’ont déjà montré : vous pouvez donner l’impression grâce à cet outil, d’avoir interrogé l’ensemble de la population. Quand vous évoquez un sondage sur un plateau télé, vous pouvez donner l’impression de parler des Français dans leur ensemble. D’ailleurs, on n’entend pas «un sondage indique que…», mais « les Français pensent que…». C’est très pratique pour donner une légitimité presque scientifique, et même démocratique à ce que vous êtes en train de raconter. Voilà qui peut permettre de facilement objectiver des discours qui peuvent être développés au sein de certains médias.

Propos recueillis par Kevin Kedziora

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